Le malentendu
« Fonce, sur un malentendu, ça peut marcher ! » On ne peut s’empêcher de penser à la réplique burlesque de Michel Blanc dans les Bronzés quand on nous annonce que le contrat d’achat des F-35 a été mal interprété et qu’il ne va pas en coûté 6 milliards mais au moins un milliard de plus.
C’est gênant car les Suisses se sont prononcés sur 6 milliards, et ils ont approuvé l’achat de justesse. C’est gênant car le Conseil fédéral ne cesse de dire que c’est un prix fixe qui a été négocié. Mais le constructeur Lockheed Martin explique qu’il ne s’engage jamais sur un prix fixe, sachant que le coût des matériaux et l’inflation peuvent évoluer. Il sait de quoi il parle, il a vendu un millier de F-35 jusqu’ici. Peut-être eût-il été sage de le lui demander précisément ce qu’il en était lors de la commande, en 2021.
Un contrat à 6 milliards, et le Département fédéral de la défense nous explique qu’il y a un point du contrat qui n’est pas tout à fait clair. Les juristes du Palais ne sauraient-ils pas l’anglais, ou n’auraient-ils pas analysé le texte paragraphe par paragraphe ? N’a-t-on pas consulté des avocats d’affaire indépendants à Bethesda, siège de la société ? Aucune explication ne convainc. Pour le moindre contrat de quelques centaines de francs, les juristes nous incitent à bien lire les notes en bas de page, vous savez bien, celles qui sont imprimées en petits caractères. J’ose croire que sur un contrat à 6 milliards, on a lu et relu, jusqu’à la dernière ligne. Ou alors pas ? Troublant, les mises en garde de rares parlementaires ou du Contrôle fédéral des finances ont été délibérément ignorées lors du débat parlementaire.
Aujourd’hui, tout le monde joue la surprise. Le malentendu. Tous coupables à leur insu, personne responsable. En victime expiatoire, opportunément choisie, l’ancienne conseillère fédérale Viola Amherd. Elle n’est plus là pour répondre de ses actes.
Décidément, il fallait non seulement lire le fameux contrat mais aussi le publier. Car on apprend que l’appareil ne sera livré qu’avec un équipement de base, bien insuffisant pour les exigences d’une bataille aérienne, sans missile, sans munitions adéquates, et que ce ne serait pas très raisonnable de faire voler le supersonique ainsi, tout nu.
De quoi jeter un peu plus le discrédit sur un Département en plein chaos dont la Cheffe du département et les principaux responsables de l’armée ont déjà démissionné avant la révélation du pot aux roses. Le nouveau conseiller fédéral qui entre en fonction et découvre l’ampleur de la catastrophe, a tout loisir de décréter un reset. Il n’y est pour rien. Il fera au mieux.
Le journal Le Monde nous épingle et ose le terme d’affaire d’État, et il a raison. En Suisse, on tente une inspection, peut-être une commission d’enquête, mais il faut bien dire que la classe politique a suivi le Conseil fédéral sur ce dossier, discuté doctement de l’achat au Parlement, écouté sagement les explications des chefs de l’armée. On préférerait presque que ce soit le fruit d’une malversation plutôt que le résultat d’une telle incompétence.
La guerre hybride
Tout aussi inquiétant, l’acquisition des F-35 ne s’inscrit pas dans une conception globale de la défense. On craint de devoir préciser nos intentions envers l’OTAN ou l’Union européenne. La guerre en Europe montre que même un grand pays comme l’Ukraine a peu de chance de sauvegarder son indépendance tout seul. Surtout, la défense ne se résume pas aux avions. Il y a les drones, les systèmes de défense aérienne, la guerre informationnelle, la quête de renseignements, tout ce que l’on désigne sous le label guerre hybride. Autant de domaines où nous devrions investir mais les avions prestigieux accaparent les budgets.
En Suisse, les citoyens sont ipso facto désignés experts en jets comme ils le sont sur tous les sujets sur lesquels on sollicite leur vote. Disons-le autrement : ils ont droit à la transparence la plus absolue, et il n’y a rien de plus exécrable que de leur cacher des données essentielles sous un quelconque prétexte. Tout mensonge nuit à l’exercice de la démocratie directe, et ceux qui ont œuvré à cette opération de désinformation portent une très lourde responsabilité.
La réplique de Michel Blanc a fait rire, et dans le film le malentendu n’a pas fonctionné bien sûr. Parier sur l’ami américain n’aura pas été plus probant.