Mourir pour Narva (Estonie)
Narva. Une petite ville assise sur la frontière entre l’Estonie et la Russie. Pas très connue, si ce n’est des militaires qui l’observent comme un de ces lieux où tout pourrait commencer, comme autrefois le passage berlinois anxiogène entre Est et Ouest. La ville deviendrait aussi connue que Dantzig si quelque chose devait en effet s’y produire et que le monde décrétait qu’il n’est pas question de mourir pour Narva.
Carlo Masala a poussé le bouchon plus loin. Le politologue et expert militaire allemand, devenu pour l’occasion romancier, imagine que les Russes, après avoir gagné la guerre en Ukraine (déjà la fiction), osent l’invasion de Narva comme nouvelle étape de la reconquête soviétique. Cela se passe en mars 2028. Pas trop loin de nous. Histoire de bénéficier de tout ce que l’on sait déjà de l’expérience ukrainienne. Mon libraire ne s’est pas laissé abuser, lui qui a rangé le livre du côté des ouvrages de géopolitique, et non parmi les romans.
Un scénario comme on en établissait dans les états-majors. En Suisse, c’était toujours des rouges qui déboulaient de l’Est. Après la chute du Mur, c’était plutôt une centrale nucléaire qui explosait dans les environs.
Le nouveau face-à-face Russie-Occident pourrait donc se jouer à Narva, petite ville du nord-est de l’Estonie. De petits hommes verts traversent la rivière, sans insignes distinctifs mais parlant russe. Ils viendraient au secours des Estoniens de langue et d’origine russes. Juste avant, des milliers de migrants venus d’Afrique sont poussés vers l’Estonie, via la Russie, comme la Biélorussie le fit en 2021 pour déstabiliser la Pologne. Les réseaux sociaux diffusent de fausses nouvelles. Moscou agite la peur de la guerre nucléaire. Les « marchands d’angoisse » comme les nomme Masala évoque l’escalade.
Ne pas provoquer l’OTAN, annoncer des objectifs limités, se contenter de piques chirurgicales, tester gentiment l’adversaire. Tout cela nous est rapporté des briefings russes. A Washington, ce n’est pas plus brillant. Le président américain ne veut pas s’engager pour une petite ville inconnue et sans importance. L’OTAN décide de ne pas intervenir. Le fameux article 5 n’est pas enclenché. On a longtemps cru qu’il était une arme formidablement dissuasive, on sait aujourd’hui qu’il n’est ni contraignant, ni automatique. Narva sera russe. Le récit se termine là, un peu abruptement. Avec un coup de fil entre le successeur de Poutine, habillé en séduisant faux réformateur, et le président Xi, heureux du dénouement, et pouvant affirmer à un Russe ahuri que désormais c’est bien la Chine qui dirige le monde. Elle a tiré les marrons du feu.
« Une déduction réaliste fondée sur les événements des trois dernières années », explique Carlo Masala. Le scénario ne se réalisera pas tel quel. Ce n’est pas le but d’un scénario. Il s’agit de garder l’œil ouvert, de se préparer à toute éventualité et de ne pas se fier aux à-priori. Souvenons-nous de l’inattendue invasion russe. Il entre de la folie dans les décisions des hommes. On doit trouver quelque chose comme ça dans l’Iliade d’Homère.
On connaît le monde d’avant, nous allons nous habituer à la guerre d’après, semble suggérer le romancier redevenu politologue. Et pour qu’il n’y ait aucune ambiguïté, il nous livre la thèse du roman en postface : « La Russie demeure, à terme, la menace centrale pour la sécurité en Europe ». On avait deviné.