Pologne, le couloir du temps

Il peut y avoir de l’épopée dans une barre d’immeubles. On est au début des années quatre-vingts, dans une ville de Pologne, et on sent de l’agitation dans l’atmosphère, une menace sourde. Dans les cabarets de Cracovie, on chante par défi : viendront-ils, ne viendront-ils pas ? Mais la Pologne de Tomasz Różycki se love tout entière sur l’étage d’un de ces immeubles gris et tristes de l’ère communiste, et ceux qui ne les ont pas habités, visités, pratiqués seront sceptiques sur les récits rapportés, ils n’en croiront pas leurs yeux. Et pourtant. Tout est vrai chez Różycki, et tout relève de la fable.

Voici un petit garçon chargé par son papa d’aller chez un voisin pour moudre un paquet de café en grains, mais qui doit pour cela affronter le couloir du dixième étage, une coursive infinie sous les toits, sombre, pleine de pièges et de menaces, effrayante. Mais il faudra attendre une centaine de pages avant de le voir y faire un pas. La mission prend du temps parce que Różycki a le goût de la digression, et qu’il ne peut s’empêcher de raconter, tout raconter, la Pologne de ces années-là, les pénuries, les tickets de rationnement, les files d’attente, les petites vilénies et les grandes solidarités, le vieux téléviseur aux images décalées, le vide-ordures tonitruant, les anniversaires incessants dans des appartements minuscules, autour d’une table basse submergée de plats variés, le porc en gelée et la vodka.

Różycki nous annonce un voyage au bout de l’enfer et il nous balade gentiment. Un monde que les moins de 55 ans ne peuvent pas connaître. Tout est joyeusement compliqué. Les barres d’immeuble, nouvellement érigées, fierté de l’urbanisme communiste, sont neuves et déjà dégradées. Sensibles au vent et aux tempêtes, aux explosions des carrières voisines, elles bougent, se fissurent, se déplacent, plus volontiers vers l’Ouest d’ailleurs. Bon sens de la pierre. Écoutant la propagande qui détaille à quoi ressemblerait le pays après une attaque nucléaire des pays capitalistes, les habitants s’effraient d’abord, puis constatent que cela ressemblerait furieusement à ce qu’ils vivent déjà, pas que quoi s’en faire donc. La vie continue.

Vivre en hauteur, là-haut, n’est pas de tout repos. Il y a du défi à la pesanteur chez les humains à vouloir coloniser le ciel, alors qu’ils sont destinés à arpenter la terre, et c’est dans cette ambition digne de la Tour de Babel que réside le risque d’égarer le réel. « Nous voulons être comme des anges célestes, mais nous tombons ». Et en même temps, il faut prendre de la hauteur pour mieux voir le pays, s’en effrayer, en sourire, en rire. Et on rit beaucoup.

Il y a plus sérieux : l’intervention des dieux, constante, indiscutable. Et on retrouve l’épopée. Sinon, comment expliquer l’incompréhensible, le bizarre, l’irrationnel, la maladie, le désordre, le délabrement, les émotions, et l’effroi de ce couloir sombre ? Il faut lire les philosophes anciens, Héraclite, les poètes, Catulle, Plaute, les historiens, Tite-Live, ou un méconnu Apollonios de Tyane. Il faut lire ceux qui savent, ceux qui ont connu personnellement les dieux et qui en reconnu et décrit les agissements discrets. Les dieux responsables, et coupables de tout, comme pour sourire malicieusement, alors que tout le monde sait de quoi il en retourne. « Un jour il faudra bien qu’ils rendent des comptes », dit Różycki.

Ce sera plus tard, quand le temps aura passé, que les récits ne seront plus que des réminiscences, des madeleines, - ici, le pied de porc en gelée - que tout aura disparu comme par magie, que la Pologne sera un autre pays, moins sujet à l’humour décalé. En témoigne ce couloir du temps qui passe. Autrefois sombre et peuplé de dieux facétieux - on y vole les ampoules - il étincelle désormais de peinture neuve, vide de ses démons. Juste bon pour la littérature.

Le petit garçon réussira-t-il la mission confiée par son père ? Ne comptez pas sur moi pour divulgâcher la fin. Mais vous avez déjà compris que ce n’est pas l’essentiel.

Pour qui a vécu dans cette Pologne communiste des années quatre-vingts, tout remonte à la surface. Et l’auteur malin et goguenard de s’en amuser : « Plus le lecteur se voit lui-même, plus il fait l’éloge du livre ».

Pari réussi. Oui, Tomek, le stratagème a fonctionné.

Les Voleurs d’ampoules, de Tomasz Różycki, trad. Isabelle Macor, éd. Noir sur Blanc.

https://www.leseditionsnoirsurblanc.fr/catalogue/les-voleurs-dampoules/

Suivant
Suivant

Mourir pour Narva (Estonie)