Les lettres pour le dire

Il manque une lettre mais il n’y a pas de doute sur le sigle. CCCP en cyrilliques capitales. CCCP, c’est-à-dire URSS dans une sonorité qui nous est plus familière. Ce n’est pas banal de voir le russe Sergueï Lavrov se rendre à une réunion dédiée à la paix, affichant le sigle de l’empire soviétique de sinistre mémoire comme s’il s’agissait d’un banal sweat de sport floqué d’un logo universitaire, symbole de camaraderie et d’excellence.

Le ministre russe des Affaires étrangères n’a pas eu le temps de se changer, ou alors c’est un formidable message. Le choix vestimentaire n’a rien d’anecdotique. Naïvement nous pourrions nous dire qu’un Peace and Love bien en vue aurait été plus approprié. Mais ces quelques lettres négligemment portées qu’un Lavrov bougon et la mine enfarinée nous explique être un accessoire de mode et qu’il ne faut pas s’en formaliser outre mesure en disent beaucoup sur l’état d’esprit du régime. On parle paix en Alaska, mais l’empire attaque. Nostalgie d’un monde disparu que Lavrov et son président rêvent de reconstituer et ils y travaillent avec ardeur. Poutine n’a jamais fait mystère qu’il regrettait la chute de l’empire soviétique, et qu’il y a tant de pays, comme cette Ukraine qui se rebiffe, qui n’auraient jamais dû être séparés de l’empire. « L’Ukraine nous appartient », dit-il sobrement.

CCCP ce n’est pas le passé, c’est un programme à venir. Les incursions en Ossétie du Sud, en Abkhazie, en Transnistrie, en Crimée, en Ukraine ne sont que les étapes premières d’un plan plus vaste, avoué, que nous ne voulions pas entendre. Poutine dit ce qu’il va faire. Sur son plan de marche : l’Ukraine d’abord, mais les pays baltes, la Pologne. Invraisemblable ? Peut-être. En 2022 aussi, personne ne jugeait crédible l’invasion. Mieux vaudrait s’y préparer. Dans une déclaration stupéfiante de clairvoyance, car il avait beaucoup louvoyé jusque-là, le président Emmanuel Macron parle ainsi de Vladimir Poutine : « Un prédateur, un ogre qui a besoin de continuer de manger pour sa propre survie ».

Les tanks russes ne seront jamais à Zurich ou à Paris, comme aiment à le dire rigolards les plus sceptiques. Et ils ont raison, pour l’instant. Les Rouges ne s’y sont pas non plus aventurés. Le Mur délimitait les zones d’influence. Nous, nous étions du bon côté. Mais le Mur est tombé, et ceux qui étaient du mauvais côté depuis la Seconde guerre mondiale ont rejoint l’Europe libre. Dérangeant pour l’empire.

La carte et le territoire

L’empire, ce sont des frontières qui se déplacent. Elles glissent sur la carte et suscitent de graves réflexions géostratégiques. On n’évoque pas le sort des populations concernées. Tout le monde ne pourra pas fuir. Ceux qui resteront subiront les pires exactions, verront leurs enfants enlevés et envoyés en Russie, ils seront torturés, tués, coupables d’avoir voulu rester ukrainiens, ils seront privés de liberté, de leur langue, comme on le voit dans les territoires déjà contrôlés par les Russes. On discute géopolitique, c’est du destin de millions de familles dont il est question. Oubliées dans les négociations. La sécurité en Europe serait-elle à ce prix ? Personne ne souhaite poser la question aussi abruptement. En 1938, on avait sacrifié les Sudètes croyant apaiser l’ogre de l’époque.

Il est à parier que les « causes profondes » que Poutine évoque dans une formidable inversion de la réalité vont perdurer comme l’argument le plus fort de toutes les incursions à venir. La fin de l’URSS qui ne doit pas grand-chose à l’Occident et beaucoup à l’effondrement de l’empire sur lui-même. Négocier avec Poutine ne doit pas nous perdre. "Celui qui combat avec des monstres doit prendre garde à ne pas devenir monstre lui-même. Et si tu regardes longtemps dans l'abîme, l'abîme regarde aussi en toi ", disait Nietzsche.

Un sigle vaut parfois tous les discours.

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Le malentendu